Face à la crise, de Luc Ferry
Face à la crise , matériaux pour une politique de civilisation de Luc Ferry
Editions Odile Jacob – 124 pages – 9,90 € - ISBN 978-2-7382-2338-1
Ce petit livre – par le nombre de pages – est le produit d’une commande faite par le Premier ministre au président du Conseil d’analyse de la société : qu’est-ce qui a changé en quelques décennies ? Qu’est-ce qui est appelé à changer au cours des prochaines années ? Comment y préparer notre pays sur le moyen terme ? « Vaste programme ! » aurait dit le Général de Gaulle, auquel s’attelle le philosophe et ancien ministre de l’éducation nationale.
S’alimentant aux meilleures sources – puisqu’il s’agit de Patrick Artus[1] – Luc Ferry montre tout d’abord la profondeur de la crise qui, avant d’être financière, est économique. C’est la montée de l’endettement, d’abord privé puis public, qui est à l’origine des déséquilibres actuels. La polarisation de la répartition des revenus, entre une classe de possédants de plus en plus avide et des classes moyennes et populaires de plus en plus appauvries, a cassé le moteur de la croissance dans les pays industriels, alors même qu’apparaissent dans le commerce mondial de nouveaux compétiteurs. Il s’agit là du résultat d’une mondialisation non contrôlée, qui met fin en quelque sorte à un premier mouvement qui commence au XVIème siècle, et dont le ressort principal est la révolution scientifique. Celui-ci va réussir l’exploit auquel aucune religion ou aucune idéologie n’est parvenue jusqu’alors : unifier le monde ! Et porter un véritable projet de civilisation autour des notions de progrès, de liberté et de... bonheur. Rien de tel avec la seconde mondialisation dont nous vivons les soubresauts, les embrassements et les effondrements. L’idée de progrès disparaît sous les coups d’une concurrence exacerbée entre entreprises et entre nations ; les innovations scientifiques sont mises au service exclusif d’une consommation frénétique ; la seule finalité devient la conquête des marchés et la réduction des coûts. En même temps que la perte de contrôle de l’économie, l’humanité perd le sens de l’histoire. Et, en l’absence de marges de manœuvre, l’action politique paraît vaine et les hommes qui la servent au mieux impuissants.
Pour Luc Ferry, cette évolution entraîne trois grandes conséquences au niveau de la société :
- la remise en cause des valeurs et solidarités traditionnelles, et cela afin de favoriser l’éclosion de la consommation de masse ;
- l’exacerbation des contradictions culturelles et morales des classes dirigeantes, entre la nostalgie des temps anciens où la politesse et le respect étaient les normes, et cette nouvelle société consumériste dont elles tirent pourtant profit ;
- enfin la sacralisation de l’humain, de la vie privée, de l’individu face à la société, comme une réaction aux effets délétères du capitalisme marchand. Pour quel idéal les hommes sont-ils prêts aujourd’hui à mourir ? À cette question essentielle, Luc Ferry répond sans hésitation : nos proches, et parfois même nos « prochains ». Et c’est sur cette base qu’il faut aujourd’hui repenser la société.
Après le temps de l’analyse vient celui des propositions. Découlant de ses réflexions sur la crise, l’action politique devrait pour Luc Ferry privilégier deux axes d’intervention : l’aide aux entreprises et l’aide aux familles. Les entreprises – sur les petites et les moyennes – parce qu’elles créent la richesse et l’emploi, dans une compétition mondiale de plus en plus vive. Et les familles car elles sont les cellules de base de la société, là où se nouent les solidarités élémentaires et se transmettent les valeurs essentielles. Un certain nombre de propositions concrètes s’ensuivent, dont on pourrait discuter évidemment la pertinence et l’efficacité. À cela s’ajoutent d’autres axes d’action, mais qui paraissent moins fondamentales dans la pensée de l’auteur : la lutte contre les inégalités les plus criantes au nom de la cohésion de la société, l’amélioration de l’enseignement de l’éducation civique et de l’économie à l’école, la réduction de la dette et l’approfondissement de la construction de l’Europe.
Redonner des marges de manœuvre pour l’action politique et refonder un véritable projet de société, telles sont donc les ambitions que se fixe Luc Ferry. Privilégiant les entreprises d’une part, les familles d’autre part, l’auteur définit là un projet d’inspiration authentiquement libérale. Dans une tradition qui va de Tocqueville à Raymond Aron, il fait plus confiance pour favoriser l’émergence de ce nouveau projet de civilisation aux individus qu’aux institutions, et en particulier à l’école. Le paradoxe – pour un ancien ministre de l’éducation nationale – est en effet que cette dernière tient une place limitée dans son programme politique. Après avoir accusé les « rénovateurs pédagogiques » d’être responsables du retour de l’illettrisme et la montée des incivilités[2], il énonce quelques propositions qui laisseront sur leur faim nombre d’observateurs de notre système éducatif, quand elles n’ont pas été mises en œuvre avec plus ou mois de succès [3] par ses différents successeurs.
Pierre VINARD
[1] Voir notre note de lecture sur « Pourquoi il faut partager les revenus » de Patrick Artus et Marie-Paule Virard sur le site http://pierre-vinard.over-blog.fr/
[2] « En la matière, la déconstruction des traditions associée à la survalorisation de la créativité si chère aux « modernistes » et autres « rénovateurs pédagogiques » a légitimité ce que tous déplorent aujourd’hui : la montée des incivilités et le retour de l’illettrisme. L’école paiera et paie encore le prix de la déconstruction des traditions ». Page 38
[3] Nous pensons à la revalorisation de l’enseignement professionnel, à la réforme des programmes d’économie ou à l’introduction des grandes œuvres littéraires aux programmes des lycées avec l’enseignement d’exploration de seconde «littérature et société ».