La société de défiance, de Yann Algan et Pierre Cahuc
LA SOCIÉTÉ DE DÉFIANCE.
Comment le modèle social s’autodétruit,
Yann ALGAN et Pierre CAHUC.
Éditions de la rue d’Ulm, ISBN 978 2 7288 0396 5 Prix : 5 euros
Dans ce petit livre récompensé par le prix du livre d’économie 2008 les deux chercheurs du CEPREMAP tendent à démontrer une thèse simple : comment le climat de défiance qui existe en France entraîne un dysfonctionnement majeur de notre économie, qui se traduit par un coût social important, en termes d’emploi et de revenu. Le premier constat est celui du niveau de suspicion des Français – mesurée par diverses enquêtes – vis-à-vis de nos institutions (marché, État, justice, école), niveau beaucoup plus élevé que celui des principaux pays développés, et qui nous rapproche des pays en voie de développement. L’autre constat est le degré d’incivisme de nos compatriotes qui transparaît à travers la réponse à des questions simples. Il semble par exemple beaucoup plus normal aux Français de percevoir indument des aides publiques, ou encore de ne pas payer ses impôts, que dans d’autres pays européens. Les auteurs ne manquent pas de souligner que ces deux attitudes se renforcent : on est d’autant moins enclins de faire confiance à ses contemporains que l’on est soi-même susceptible de gruger son prochain ! Pour Yann Algan et Pierre Cahuc, cette attitude « française » n’est pas inscrite dans nos gênes, c’est un produit de l’histoire. Les mécanismes de défiance observés se sont mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale, et ils constituent le produit des traumatismes de la défaite de 1940 et de Vichy. La société française a hérité de cette période une organisation sociale caractérisée par la coexistence du corporatisme et de l’étatisme. Corporatisme par la multitude des statuts et des règlementations ; étatisme par l’importance des dépenses publiques. Ainsi notre modèle diffère-t-il fondamentalement du modèle scandinave – caractérisé par l’universalisme (c’est-à-dire une forme d’égalité des citoyens dans l’accès aux prestations publiques) et la prégnance de l’État-providence – et du modèle anglo-saxon, où une forte inégalité sociale coexiste avec la non-intervention de l’État. Le modèle social français a pour conséquence la multitude des protections de toutes natures qui entravent le bon fonctionnement des marchés, et parallèlement la montée de la corruption, qui alimente à son tour la société de défiance. Les exemples pris par les auteurs sont ceux des taxis parisiens (désormais classiques depuis le fameux rapport Attali), ou encore ceux de la grande distribution, qui a finalement bénéficié des multiples lois censées limiter son expansion. Le modèle social français a aussi des graves conséquences sur le fonctionnement du marché du travail : la faiblesse des syndicats et le soupçon qu’entretiennent les différents partenaires sociaux entre eux obligent l’État à intervenir plus qu’ailleurs pour règlementer, ce qui empêche l’instauration d’un véritable dialogue social. Ainsi s’expliquent les difficultés de mise en place de la « flexi-sécurité » chère aux Danois. Ou bien l’obligation d’instituer un salaire minimum qui empêche les entreprises d’adapter les rémunérations aux situations diverses des entreprises et des branches[1]. Les auteurs ont même chiffré le coût de ces dysfonctionnements à 1 500 euros par Français et par an !
On aurait évidemment envie d’adhérer à la thèse des auteurs tant il est vrai que le fonctionnement de la société française mériterait d’être améliorée. C’est avec raison que les auteurs montrent en quoi la faiblesse et le manque de représentativité de nos syndicats sont un handicap pour notre économie. De même que l’État gagnerait à plus d’efficacité et de transparence. Mais, à trop vouloir prouver, nos auteurs se laissent parfois emporter par des raisonnements qui semblent parfois contestables[2]. Nous nous permettons d’en donner quelques exemples :
- les entreprises françaises font plus appel à des tentatives de corruptions que les autres entreprises européennes (page 31). Cela est peut-être vrai, mais ces chiffres ont-ils été mis en relation avec la structure du commerce extérieur français, qui se caractérise par une part plus important des biens d’équipement soumis à des grands contrats étatiques (armement, transport aérien par exemple). À structure d’exportations équivalentes, l’Allemagne ou l’Espagne seraient-elles beaucoup plus vertueuses ?
- l’étatisme de la France (page 46) est mesuré par le pourcentage des retraites des fonctionnaires dans le PIB. Il est en effet de 3,1% pour la France et de 2,2% pour l’Allemagne. Cet écart – sans doute lié au statut des agents des collectivités locales ou de fonction hospitalière – est-il véritablement significatif ?
- le manque d’universalisme des prestations sociales en France est tiré de chiffres de 1990 (page 48). Outre le fait que la France occupe une place tout à fait moyenne (au même niveau que l’Allemagne), l’institution de la couverture sociale universelle en 1999 n’aurait-elle pas modifié considérablement ce classement ?
- le degré de protection des marchés dans les économies développées est mesuré par le nombre de procédures nécessaires pour créer une entreprise (page 61 et 67). En effet la France fait pâle figure avec ces 15 procédures, alors que d’autres pays n’en ont qu’une ou deux. Mais était-ce le bon critère pour appréhender les barrières d’entrée sur un marché ? Toutes les statistiques montrent la vitalité en France des créations d’entreprise, en hausse constante (286 000 en 2006), alors même que la mortalité des entreprises reste stable (40 000 par an)[3] ;
- le plus surprenant est l’erreur d’interprétation totale du tableau de la page 50. Les auteurs écrivent « la figure 16 reporte le ratio des allocations de base par rapport aux allocations maximales en 2002. Plus le ratio est élevé, plus les prestations sont égalitaires. Le degré d’égalitarisme est généralement beaucoup plus élevé dans les pays nordiques avec une égalité presque parfaite dans un pays comme le Danemark. En revanche la France affiche un ratio de 57% de l’allocation de base par rapport à l’allocation maximale. Elle se classe en la matière à l’avant dernière position parmi les quinze pays développés, juste devant l’Italie, mais derrières les Etats-Unis ». Or le tableau 16 montre que la France est au même niveau que l’Allemagne, dans une position intermédiaire.
L’ensemble des statistiques produites par les auteurs montre que la France est plutôt dans une situation moyenne, évidemment très éloigné du modèle anglo-saxon (ce dont on ne peut que se réjouir), mais à cheval entre le modèle nordique et le modèle « méditerranéen »[4]. Rien qui, de notre point de vue, justifie cette tentation permanente à l’auto-flagellation qui caractérise actuellement la littérature économique et politique. Ce qui n’empêche pas – bien au contraire – de s’interroger sur les limites de notre modèle social et les moyens de le rendre plus efficace. Telle peut être la vertu de ce petit ouvrage, même si on n’en partage pas toutes les analyses ![5]
Pierre Vinard
[1] On pourrait rétorquer aux auteurs que rien n’empêche une entreprise d’instituer un salaire minimum plus élevé que celui fixé par l’État, en fonction de la bonne santé de l’entreprise ou du secteur d’activité.
[2] On pourra se référer à une critique très approfondie de cet ouvrage par Eloi Laurent à l’adresse suivante : http://www.laviedesidees.fr/_Laurent-Eloi_.html
[3] Voir n° 265 de janvier 2008 d’Alternatives économiques page 63
[4] Cette référence au modèle « méditerranéen », absente de l’ouvrage, est emprunté à Roland Pérez dans son ouvrage « la gouvernance d’entreprise » aux éditions La Découverte.
[5] De ce point de vue, nous ne pouvons que conseiller la lecture de l’ouvrage de Thomas Philippon sur le « capitalisme d’héritier » (éditions du Seuil). L’auteur montre comment le manque de dialogue social, la rigidité des statuts et l’ampleur des inégalités ont façonné notre société – et cela bien avant la seconde guerre mondiale – et introduit cette « crispation » dont nous mesurons aujourd’hui les effets déstructurants.